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Fiction

Un quarteron de journalistes de presse écrite, aigris et pour la plupart syndiqués, se réunit dans un établissement de débit de boissons. Certains ont pris des bières, d'autres des citronnades. Ils ont décidé de jeter leurs dernières forces pour que la presse papier retrouve son lustre d'antan, avant qu'Internet ne vienne ficher le bazar. 

Ils veulent recouvrer leur prestige de passeurs entre les sachants, les bourgeois, les gens de pouvoir, et le peuple. Ils conchient les ci-devant représentants politiques, élus avec 20 % des inscrits au premier tour, qui sont achetés et vendus aux milliardaires et ont fait de la presse écrite un paillasson pour grandes fortunes, pillée chaque jour par les journalistes des médias radios, TV et Internet qui volent leurs informations sans citer la source. Ces médias sont financés par les impôts ou par les profits des multinationales et sont donc accessibles gratuitement, causant la mort de la presse écrite traditionnelle à petit feu.

Il est tant que cela cesse. Il est temps de remettre l'église au milieu du village et le journal au milieu de la table de la cuisine. Il est temps de rendre obsolètes les smartphones, tablettes et autres cuistreries fabriquées avec des métaux rares par des ouvriers vivant dans des dictatures, parfois mineurs. 

Camarades, dit l'un, savez-vous que la pollution est sans commune mesure aujourd'hui, alors que le matraquage écologiste est permanent, de la part des élus ou de notre corporation, par rapport au XXe siècle ? Il n'y a pas de pire pollution qu'invisible. L'industrie digitale et du numérique n'est pas seulement abrutissante, elle est polluante. Beaucoup plus que notre bonne vieille presse papier.

Merci de ton intervention camarade, dit un autre en se levant péniblement de sa chaise. Son ventre est proéminent, il a un beau visage, avec une moustache et un bouc. Notre objectif est de revenir, voire de venir, au sommet de la pyramide informationnelle. Pour cela, il faut court-circuiter les réseaux sociaux, le Web et toute cette merde américaine, qui n'a fait que balancer notre pays dans les bas-fonds du classement des hyperpuissances. La droite et la gauche de gouvernement ont, de concert avec les bourgeois avides, détruit l'outil industriel, se cachant derrière le paravent de l'Union européenne, bouc émissaire facile. 

Tu as bien parlé, ajoute un autre. Le but est simple : chaque Français devra s'informer par trente minutes de journaux radio ou TV, deux ou trois fois par jour. Il complétera cette information par la lecture de trente minutes minimum d'un titre de presse locale, complétée, pour une minorité volontaire, d'un organe central politique. Il y a aura un organe politique pour chaque tendance existante dans le débat public. Les réseaux sociaux et Internet ne seront pas disponibles pour l'information. Les journaux hebdomadaires, mensuels et autres auront évidemment accès au papier de qualité, à tarif réduit.

Ce ne sera pas un peu soviétique et cadenassé ? N'est-ce pas utopique ? dit un autre.

Il faudra brûler les data center et les câbles sous-marins internet. Nous avons un pays ami qui peut nous aider pour cela, le rassure le plus débonnaire, légèrement bedonnant, toujours souriant, probablement le dirigeant du groupe. Il faudra travailler avec Orange pour que les lignes téléphoniques classiques redeviennent la norme. C'est l'affaire de deux semaines. 

Tous sont vraiment rassurés par ses propos. Il poursuit : Nous devrons créer une filière du bois papèterie dans des pays amis, pour se jouer de la loi du marché, faussée, dans l'approvisionnement en cette matière stratégique. Ce sera une démarche écologique et durable. Le papier sera issu de forêts bien gérées. Pensez que le numérique est responsable quasi exclusivement, depuis quarante ans, de la hausse du PIB mondial. Le PIB de la Terre est passé de 26,82 milliards de dollars en 1980 à 86,86 Md$ en 2021. C'est la cause principale de l'aggravation du dérèglement climatique. La révolution informatique est la principale coupable. Ses dirigeants, notamment les fondateurs des Gafam, doivent être immédiatement arrêtés et traduits devant la Cour pénale internationale !

Le camarade s'assoit, en sueurs, ses mots l'ont mis en grand émoi. Il a parlé fort et des clients se sont retournés. Un autre, jeune, grand et maigre avec une barbe collier très brun foncé, se lève. Il porte une chemise à carreaux blancs sur traits noirs. Nous sommes des journalistes, pas de espions ni des hackers. Comment financer un plan pareil ? Comment avoir des politiques honnêtes avec nous pour qu'il se réalise ? J'avoue que je suis emballé, mais perdu devant l'ampleur de la tâche.

Le plus ancien le rassure immédiatement : Chacun d'entre nous sera responsable d'un aspect de notre plan pour faire sauter Internet. L'un se chargera de l'aspect opérationnelle. Il faudra recruter une équipe pour couper les câbles sous-marins et brûler les data center. L'autre s'occupera de colliger des fonds pour payer tous ces gens. Un autre construira un réseau ami, pour les cachettes. Un autre sera chargé de détruire la TNT par Internet. Il faudra aussi infiltrer Orange. La cellule investigation devra préparer des révélations scandaleuses sur les propriétaires des médias, pour forcer la justice à les déférer. Nous devrons recruter des juristes pour traduire devant la CPI les dirigeants des Gafam et leurs séides. Nous aurons terminé l'élaboration précise du plan dans six semaines maximum. 

Tous sont satisfaits de voir qu'un retro planning est en place. Un petit rondouillard, journaliste honoraire, écrase une larme : Pour Noël, nous serons débarrassés d'Internet. Les gens se précipiteront sur les kiosques à journaux pour lire les nouvelles. Les abonnements vont remonter. Nous serons indispensables et dispenseront l'information neutre et objective, vérifiée et engagée au service de la démocratie. Le peuple ne sera plus manipulée par les forces de l'argent, les partis dévoués et honnêtes seront enfin au pouvoir et la France, redevenant celle de 1793 et de 1871, se transformera en phare éblouissant pour les masses laborieuses du monde entier.

Un drôle de bougre à lunettes déclare : L'élan donné par notre action qui n'est pas sans danger donnera une force aux autres secteurs économiques pour se réformer : réindustrialisation, progrès social seront de retour, après une éclipse demi-séculaire.

Il est 20h30, chacun paye sa consommation et se presse de retourner à la maison, revoir sa chère famille. Il est prévu une réunion, le lendemain, pour peaufiner le rôle des uns et des autres. Le mépris le plus total de la mort, l'absence de peur guident ces hommes, qui sont certains de triompher.

Tag(s) : #fiction, #journalisme
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