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Sarlat-La Power ép 8

« Oh, arrête un peu Béroul, tu te fais du mal » Pas question de discuter de cela avec lui. Il est trop peureux. Lui et ses petits amis de la CGC ont fait grève une fois en dix ans, et c’était pour les tickets restaurants. « Mais je suis d’accord qu’il y a quelque chose de louche dans leur manière de faire aujourd’hui. On va vite le savoir. On y retourne. »

La cour est recouverte d’une terre blanche qui s’imprime sur les semelles. L’argent coule à flot dans les coffres de Plastar, multinationale allemande de plasturgie médicale, 25 000 employés partout dans le monde. Bastien pense aux dernières folies du fils du patron, Waimar Freunde, que les Allemands ont vu dans des magazines people dans les bras d’un célèbre acteur américain bodybuildé, en vacances en Floride. « Je pense à mes gosses, Béroul, les tiens sont grands et tu as fini de payer ta maison, mais pas moi, et ma femme ne travaille pas. Ne crois pas que je ne pense pas à l’avenir de la boîte. » Béroul le regarde sans rien dire, il lui sourit, puis lui fait deux tapes dans le dos. Bastien fait durcir ses trapèzes et ses sterno-cléido-mastoïdiens proéminents. Il ouvre la porte et laisse passer Béroul. Ce soir il préparera un bœuf bourguignon, avec une bonne bouteille de Bordeaux, ce sera parfait, madame sera contente.

Valérie, Linda et Hakim, les trois autres représentants de la CGT, sont déjà assis, les yeux plongés dans leurs smartphones. Hakim, regard noir, les mains entremêlées sur la table, redresse la tête, ses yeux semblent humides. Les cinq représentants de la partie patronale fixent Bastien qui s’assoit sans mot dire. Ils n’ont pas apprécié l’interruption de séance inattendue. Petite et pulpeuse avec des cheveux bruns courts, Linda brille de mille feux, en robe rose fluo, elle mâche son chewing-gum, imperturbable. « On vous attendait, messieurs. » Elle ouvre son ordinateur pour continuer à noter le compte-rendu.

« Merci messieurs dames, j’ai terminé, nous pouvons reprendre », lance Bastien, grand sourire aux lèvres. Il se sent plein d’énergie pour défendre les travailleurs qui l’ont élu, arraché pour eux le maximum, les inciter à se mobiliser par la grève si nécessaire. Cette usine, il s’y sent comme chez lui, il y est arrivé comme apprenti à 18 ans, il y a presque vingt ans ; il en est devenu le délégué syndical dix ans plus tard. Mais il a gardé un mi-temps posté, pour rester un militant ouvrier d’atelier. Le visage fermé, Gabriel se lève et allume le rétroprojecteur. Avenir de l’usine s’affiche en grand sur le mur. « Notre entreprise est à un carrefour. Les nouvelles ne sont pas bonnes, les prospectives non plus. » Elle est aussi belle qu’inquiétante. Bastien ne dirait pas non à quelques galipettes avec elle, mais elle lui semble inaccessible. Elle est arrivée dans l’entreprise il y a deux ans, tout juste diplômée d’une grande école. « Ce n’est pas vraiment ce que nous analysons madame Gabriel, réagit Bastien. Les perspectives sont excellentes au contraire. Nous sommes dans la bonne direction. La croissance est au rendez-vous. »

« On ne peut pas se reposer sur ses lauriers, monsieur Joseph, répond Freunde. Nous allons réorienter notre production sur le site sarladais. Cela va coûter au niveau de l’emploi. »

« A-t-on une estimation du nombre d’emplois concernés ? », demande Béroul. Bastien a la bouche sèche tout à coup. Son pouls s’accélère. « Environ 300, peut-être plus », lâche Freunde. L’Allemand regarde vers le sol, comme s’il ne voulait pas soutenir le regard des syndicalistes.

C’est une catastrophe. Autant d’emplois supprimés, c’est tout Sarlat qui va souffrir, mourir même peut-être. Linda et Valérie s’effondrent sur la table, elles sanglotent. Les représentants de Plastar parlent : « rentabilité… », « investissements », « compétitivité »…, « marché asiatique », « crise énergétique… » Bastien ne les écoute plus qu’à moitié. Il n’a plus tellement envie de cuisiner… il se lève d’un coup et lève ses mains, la paume vers le plafond. Il surplombe tout le monde. « Vous voulez la guerre, là ? C’est inadmissible et impossible à entendre, vous aurez les travailleurs devant vous si vous persistez dans cette voie. Vous ne pouvez briser ainsi la vie de centaines, de milliers de familles, leur retirer leur dignité qu’elles puisent dans le travail. C’est nous qui sommes indispensables, pas vous. »

Tag(s) : #Feuilleton, #Roman
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