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Les Lois de la Manifestation, 11e partie. Le livre est disponible à la vente ici

 

 

En train de fermer la Mercedes, Grange regarde deux lycéennes minces et élégantes lui sourire en passant sur le passage piétons à moitié effacé. Cette vitalité lui donna un début d’érection. Il doit vraiment visiter les Comores, mais aussi Madagascar, pour pouvoir se faire une idée des différences et comprendre les tensions existant à Mayotte. Grange aime cette idée d’indépendance : que des peuples, sous la direction d’une élite occidentalisée mais nationaliste, acceptent de construire leur avenir sans la tutelle des Européens, même si les démarrages étaient difficiles. Mais c’est trop facile de se moquer, de dénoncer les dictateurs corrompus et la Françafrique. Patriote lui-même, concerné et un peu inquiet pour l’avenir de son pays, il a apprécié naturellement la volonté des Mahorais de demeurer dans le giron français, tout en se demandant comment une telle incongruité a été possible. Quarante-cinq ans plus tard, les socialistes n’ont toujours pas avalé la pilule. L’Hexagone continue d’envoyer chaque année des milliards d’euromarks en plein canal du Mozambique. Ce qui n’est d’ailleurs pas pire que de distribuer des dizaines de milliards cette fois à des multinationales déjà richissimes et qui en plus licencient en France et ou délocalisent dans les pays d’Europe Centrale.

 

Entamant la remontée de la rue principale de Kaweni, Ben Barka lui parle de sa vie. Il est très content de son emploi de fonctionnaire territorial. Il ne se fatigue pas du tout et est bien payé. Le service Véhicules est un des plus gros de la collectivité en termes d’effectifs. Pascal le comprend tout à fait, car il a immédiatement perçu cet amour des locaux pour les belles voitures, notamment allemandes, une passion qu’il partage.

 

Ben Barka occupe ses journées de repos au champ ou sur son kwassa ; quand le muezzin appelle à la prière et qu’ils sont tous deux en excursion, il laisse Pascal une vingtaine de minutes pour aller dans la mosquée du village où ils se trouvent à ce moment. Une communauté des croyants accueillante : chaque musulman est chez lui pour prier dans toutes les mosquées de Mayotte et du monde. C’est quelque chose qui devait probablement exister aussi dans le catholicisme romain, qui était putativement sa religion, en tant que Français ayant des racines en Bourgogne et dans le Cher. Un homme mince et affuté, pied nu, aux yeux exorbités, à la peau très noire, habillé d’un tee-shirt SFR blanc troué et d’un short noir poussiéreux, vient lui demander de l’argent, « deu éromak méssieu, deu éromak, sivouplé », d’une voix tremblante et erratique. C’est une des choses désagréables lors de ses sorties : il a l’impression d’être un portefeuille sur pattes ; il est abordé toutes les cinq minutes par des Noirs lui demandant de l’argent. En même temps, il faut reconnaître que, par rapport à la grande majorité de la population, je suis un nanti. Et un nanti qui ne passe pas inaperçu... Ici, la couleur confirme à 99 % la classe sociale, comme en France dans certains quartiers. Lui revient la distinction entre « Noir » et « Nègre » détaillée dans bien des ouvrages de l’époque coloniale.

 

L’auteur lui donne une de ses pièces de deux euromarks et tente d’entamer la conversation pour en savoir davantage sur cet homme, mais il ne comprend pas le français, ou bien il est fou : il ne sourit pas et le regarde fixement en s’agitant devant lui. Ben Barka lui conseilla de continuer à marcher.

 

Kaweni est un site d’implantation d’une plantation de canne à sucre, lui explique Ben Barka. Suite à l’achat de Mayotte par la France, la Société des Comores avait été fondée par des Nantais pour en faire une terre agricole, comme l’île Bourbon. La grande cheminée de l’usine sucrière fermée depuis des lustres est comme un minaret rendant hommage aux premiers temps de la colonisation, qui n’a peut-être pas toujours été heureuse. Les Mahorais ont voulu devenir puis rester Français, tandis que les autres Comores ont été conquises plus ou moins militairement, donc il ne faut pas noircir un tableau déjà assez peu gai. Ces gens se sentent à l’aise dans des identités plurielles : Musulmans convaincus, mais, en un sens, tolérants, et en même temps pleinement Français de papier : attachés à la République et à ses idéaux méritocratiques ; elle leur permet de manger tous les jours, d’avoir des services de santé, d’éducation, d’adduction d’eau, d’électricité à nuls autres pareils en Afrique, de se bâtir de belles maisons, d’aller en vacances dans la région ou en métropole, d’envoyer les enfants faire des études dans des établissements européens, un renforcement de leur propre culture. Finalement cela permet un épanouissement de leur mode de vie. On est loin de l’occidentalisation à outrance, de l’assimilation : il y a une mosquée dans chaque pâté de maisons, la polygamie est courante et les enfants fréquentent l’école coranique en parallèle de l’Education nationale. C’est un alliage qui pourrait servir d’exemple pour la métropole… Le fait est que, dix jours après son arrivée, Grange constate que, globalement, les Mahorais ne veulent pas moins de France, mais davantage. Les seuls étrangers après lesquels ils en ont sont, non les Blancs métropolitains, mais les Comoriens et les migrants africains, accusés de coloniser leur île. C’est le grand remplacement de Renaud Camus, mis à la sauce locale.

 

Des groupes d’enfants de tous âges les suivent. Ce quartier est très bien tenu, il n’y a pas de déchets par terre. « Tu vois ces villageois en gilets jaunes ? Ils montent la garde pour éviter les vols. La plupart sont des sans-papiers ! », dit Ben Barka en riant. Grange a de plus en plus mal au ventre : un spasme le force à s’arrêter ; il a envie d’aller aux toilettes. « J’ai mal au ventre, Ben Barka.

 

- Je vais te trouver quelque chose. Tu bois de l’eau du robinet depuis que tu es arrivé ?

 

- Oui, pourquoi ? - Bois plutôt de l’eau en bouteille. L’eau d’ici est souvent de mauvaise qualité. » Les spasmes redoublent. Mais Ben Barka noue langue avec deux femmes qui discutent sur un pied de porte et, en quelques instants, Grange pénètre dans le rez-de-chaussée d’une grande maison de trois étages. Il se fait indiquer les toilettes.

 

Une partie importante de son bol alimentaire s’évacue sous forme liquide ou visqueuse en quelques dizaines de secondes. Il est soulagé.

 

Il n’y a pas de papier hygiénique, mais seulement un seau d’eau, dans lequel flotte une demi-bouteille en plastique. Grange est embêté, car il a oublié de prendre des mouchoirs, mais ne sait pas comment on se sert de ce dispositif. Ça ne doit pas être bien compliqué… Avec quelle main saisir la bouteille ? Comme se laver l’anus sans salir la lunette ? C’est assez gênant, mais sa chance est qu’il pourra plaider l’ignorance de l’Occidental si d’aventure il procède d’une mauvaise manière. Il saisit la demi-bouteille avec le pouce et le majeur de la main droite et l’emplit d’eau aux trois quarts. Il l’approche du bloc WC par devant, côté pénis, mais il comprend qu’il ne pourra pas faire couler l’eau vers l’anus par ce côté. Il décide alors de verser l’eau par derrière, à partir du dernier os de la colonne vertébrale, le coccyx, il entend Ben Barka parler en mahorais avec la dame, il reconnaît les mots « écrivain », « Tani-Kéli » et « Monsieur Grange » dans la palabre.

 

’est compliqué, car il faut en même temps passer la main gauche par devant afin que les doigts puissent frotter les parties éventuellement salies par la défécation. L’eau perle depuis le bas du dos jusqu’au sillon interfessier. Il y a une forte perte, malgré les efforts de Grange pour dériver l’eau vers la partie sale autour de son orifice anal. Son hôte rit aux éclats, Ben Barka est sans doute un dragueur inénarrable, il a profité de sa mésaventure pour s’organiser un flirt. La diarrhée laisse généralement peu de microselles autour de l’anus : l’auteur réussit à se nettoyer.

 

Même si cette première utilisation du système sans papier – plus écologique si l’on prend en compte la destruction de la forêt par l’industrie papetière, ce qui est parfois contesté – est délicate, Grange conclut que l’utilisation de l’eau permet un lavement probablement plus efficace que le papier, du fait des capacités insurpassables du liquide en termes de mobilité et de pénétration des pores souillées. Ce simple système est l’équivalent du bidet, plus encombrant, en Europe. Le bidet a désormais été supplanté par le papier toilette, et l’on imagine bien quels gros enjeux économiques ont présidé à cette évolution technologique.

 

« Tu as utilisé ta main gauche pour l’essuyage ? », lui demande Ben Barka lorsqu’ils sont sortis de la maison et ont repris leur promenade. Grange est surpris que son accompagnateur, d’habitude si discret, lui pose une question si intime, mais le guide s’explique tout de go : « En islam, la main gauche est impure et on l’utilise pour se laver le corps. La main droite est utilisée pour saluer et manger. » Or ce fut la main gauche. Instinctivement, Grange s’est conformé aux préceptes divins en matière d’hygiène, il a un moment d’intense jubilation, ce genre de détails étonnants ne manque pas en général de le fasciner. Étant droitier, il aurait dû accomplir la manœuvre de lavage avec sa main la plus adroite, mais cela n’a pas été le cas. Il a comme été guidé par une force.

 

Quelques minutes plus tard, ils ont quitté le parpaing, le sable et le gravier compressés pour la tôle et déambulent entre les cases, presque au sommet de la colline du bidonville. Autant le quartier en dur de Kaweni ne parait pas surpeuplé, autant la zone des cases de fortune est incommensurable et grouille de monde. Il est au milieu d’un océan de tôle et de plastique. Le taux de natalité mahorais est semblable, quoi qu’en légère baisse, à ceux de l’Afrique subsaharienne. Prêtes à tout pour ne pas vivre chez elles le grand remplacement promis à des Occidentaux hébétés et stérilisés par des décennies de crises économique et culturelle, les Mahoraises se tirent la bourre avec les Comoriennes pour mettre au monde une très nombreuse progéniture. Elles sont particulièrement appliquées à remonter l’indice de fécondité de la femme de France, dans toute sa diversité.

 

Les gosses le regardent comme s’il était un extraterrestre, les mamans lavant du linge ou de la vaisselle se redressent à leur passage. Les hommes sont rares, quelques vieux desséchés regardent droit devant eux ; un groupe, assis sur des parpaings, jouait au domino. Grange commence à souffrir de maux de tête lancinants. Il est en pleine empathie avec cette humanité souffrante, marginalisée, condamnée à vivre dans des conditions indignes. Puis il s’assoit un instant à l’ombre d’une tôle, car les douleurs gastriques viennent de reprendre. Il l’avoue à son guide qui est plus embêté, car ils sont loin de toutes toilettes de standard européen. Ben Barka lui trouve une cour relativement isolée, mais des gosses les suivent. Il a creusé un trou dans la terre et propose à Grange de faire ses besoins dedans. « On ne peut pas trouver mieux ici, sauf si tu peux te retenir ». Les mamans chassent déjà les gosses qui veulent regarder, ce que Grange comprend tout à fait, un Blanc ici, c’est déjà pas fréquent, alors si en plus il est mal en point, c’est un événement à ne pas rater.

 

Pascal Grange est déséquilibré et manque tomber dans le trou ; il se fait mal au poignet en tentant de ralentir sa chute. Il ressent une forte chaleur dans le crâne et s’allonge sur le sol pour respirer, le pantalon baissé, son sexe flasque apparent, des selles collées dans son sillon interfessier. Des gosses ont réussi à regarder par-dessus un mur en feuilles de bananier, il voit leurs grands yeux blancs mobiles, il a la gorge et la langue sèches, il comprend qu’il est déshydraté et sûrement en hypoglycémie, puis il ferme les yeux, à mi-chemin entre somnolence et évanouissement, la tête prise de vertige. Son père est mort quelques semaines plus tôt. Ce séjour dans un département éloigné va lui faire le plus grand bien ; il n’a pas du tout envie de s’occuper des questions d’héritage pour le moment, il laisse sa sœur s’en charger. Mais c’est fatiguant, qu’est-ce que c’est fatiguant cette chaleur…

 

A suivre

Tag(s) : #Mayotte, #mayotte, #Comores, #Feuilleton
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