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Du "Communisme" et du "Catholiscisme" au "Journalisme" (Emmanuel Todd)

Toujours dans la même vidéo (lien en bas), Emmanuel Todd donne une vision particulière sur ce qu'est devenu le journalisme.

 

Comment tu juges la position et l'action des médias dans ce conflit ?

J'ai fini par comprendre en lisant le livre d'un universitaire russe qui vit et travaille aux États-Unis [...] qui étudie le retour de la russophobie aux États-Unis et, à partir d'une étude chronologique très serrée, et montre que c'est parti des médias, en fait.

Je n'avais pas été capable de comprendre que le pôle principal de remontée de la russophobie, c'était la presse elle-même, et j'ai fini par comprendre que, pour des raisons sur lesquelles je travaille maintenant, la presse, les médias sont effectivement quelque chose de capital, pas simplement les réceptacles et les transmetteurs de la russophobie, mais des agents de production autonome de la russophobie dans la phase antérieure, avant l'invasion de la Crimée par l'armée russe, à une époque où il se passait rien.

Il y a une sorte d'idéologie qui est né que, maintenant, j'appelle le Journalisme avec un grand J. Donc il y a eu une "Communiste", il y a eu le "Catholicisme" et maintenant il y a le "Journalisme" qui est une idéologie. C'est très grave parce que la presse libre, c'est constitutif de l'existence de la démocratie libérale. La démocratie libérale, c'est la séparation des trois grands pouvoirs : c'est des élections libres, le droit de suffrages universel, mais c'est aussi une presse libre, dont il est implicitement supposé qu'elle est pluraliste.

Et en fait, la presse était pluraliste à l'époque où les idéologies s'affrontaient : il y avait une presse communiste, qui délirait de temps en temps, il y avait le Figaro et puis il y avait le Monde, qui était de tradition démocrate-chrétienne, puis il y en avait d'autres que j'ai oublié. Mais en fait, les journalistes qui travaillaient dans ces journaux n'étaient pas que des professionnels du journalisme. Ce n'était pas que des gens qui savaient écrire un article, faire une interview, chose nécessaire et difficile. Ils étaient aussi raccordés ou intégrés à des modes de pensée de logique spécifiques et différents. Ils devaient se situer les uns par rapport aux autres.

Mais l'érosion, la disparition des idéologies a créé un métier de journaliste indépendant des idéologies, et qui a fini par sécréter sa propre idéologie. Donc une idéologie de la liberté définie sur un mode complètement abstrait et sans aucune réflexion sur la société environnante. Une idée de la liberté où la seule liberté qui compte et la liberté du journaliste par rapport aux politiques notamment et avec le développement souterrain d'une idée que le journaliste est supérieur à l'homme politique.

Alors apparemment dans les sondages d'opinion sur la popularité des deux métiers les deux sont en compétition pour être méprisés par la population et ils ont gagné. Ils sont supérieurs aux hommes politiques, les hommes politiques sont encore plus méprisés qu'eux. Ca a crée, les journalistes ont créé une sorte de pouvoir collectif totalement vide en termes programmatiques. 

Donc c'est une sorte d'exigence à vide de liberté et d'informations [...]. Ce système d'information c'est : surveiller les politiques qui eux-mêmes ont perdu toute idéologie. Et donc on a ce monde où les politiques sont en fait en vérité terrorisés par les journalistes. On ne sait plus où est le rapport de pouvoir, mais pas par tel ou tel journaliste collectif, ce qui nous met dans, je dirais, dans une situation en fait très difficile parce qu'il est évident que la liberté de la presse est indispensable à la démocratie.

Mais si la presse, quand je dis presse ça comprend les médias, et autres, les télés, tout ça, si cette presse est devenue totalement homogène dans sa façon de sortir, je parle collectivement, tel ou tel journaliste va être vachement sympa, il y a pas de problème, bon on trouve des mecs bien partout. Mais si l'activité journalistique, si le journaliste en tant qu'idéologie avec un grand J, je veux dire, produit une sorte d'opinion commune belliciste incontrôlable qui freine les gouvernements ou les politiques quand ils sont à la recherche de solutions raisonnables, il faut en être conscient maintenant.

Parce qu'on va être confronté à une situation de plus en plus dangereuse sur le plan international où les risques sont de plus en plus grands, où la presse, l'organe fondamental de contrôle, je dirais dans une démocratie libérale, va en fait agir comme un incitateur d'irresponsabilité pour les politiques. C'est ça qui se passe, c'est ça qui se passe.

En Allemagne, la décision de Scholtz il y a une attitude très homogène de l'information et des médias, alors que les politiques sont beaucoup plus divisés, quand même, et la situation est la même en France.

Donc il y a vraiment une urgence à mettre en question le Journalisme comme idéologie, mais avec l'idée qu'il ne faut jamais perdre de vue l'idée que la liberté de la presse doit quand même être maintenue, c'est très compliqué en fait.

Mais il y a pas quelque chose de paradoxal dans ce que tu appelles ce Journalisme avec un grand J un qui professe une valeur de liberté et qui semble vraiment pas tolérer la liberté d'expression de gens qui pensent pas comme lui, en cherchant toujours à des raisons assez obscures sur pourquoi ils pensent pas comme moi, si ce n'est que bah voilà, c'est le principe de la démocratie, en fait de pouvoir s'exprimer librement...

Comment dire... C'est la démocratie libérale. On va vers entrer dans une période où il va falloir réviser tous nos concepts. Les concepts classiques de la science politique, c'est-à-dire les démocraties libérales se sont muées en oligarchie libérale. Mais l'un des mystères de ces oligarchies libérales, c'est qu'elles font apparaître des professions qui sont unanimistes dans leur comportement.

Le grand mot du journalisme en tant qu'idéologie, maintenant, c'est de dénoncer certaines démocraties comme illibérales, donc en vérité l'illibéralisme devrait être quelque chose qui serait devrait être appliqué par exemple au fonctionnement du système médiatique français. Mais même dans l'idée qu'on se fait de nos systèmes politiques, il y a beaucoup de fausse conscience.

C'est qu'alors fausse conscience les démocraties libérales qui affrontent la Russie. Elles sont libérales en un sens avec cette clause de réserve sur le journalisme idéologique. On vote, on peut s'exprimer, là j'ai dit des choses, je ne pense pas qu'on va me descendre quand notre entretien sera passé. C'est plus compliqué à Moscou, à Pékin, c'est sûr, on est beaucoup plus libre.

C'est sûr, je pourrais pas fonctionner comme je fonctionne dans un pays comme la Russie. La Chine, c'est encore autre chose : l'idée que la Russie et la Chine c'est la même chose est une aberration. Mais par contre... donc libéral d'accord, démocratique non, puisqu'en fait, il y a un contrôle oligarchique, le rôle de l'argent est devenu tel que les élections existent, mais la Russie c'est autre chose. C'est à dire que, la Russie, on peut plus parler de liberté de la presse ou de l'information en Russie, c'est  évident.

Mais l'un des paradoxes, c'est qu'ici, les régimes s'appuient sur les classes moyennes supérieures et les milieux populaires sont marginalisés, ils n'arrivent plus à s'exprimer. On voit quand même que le groupe dirigeant russe s'appuie sur les milieux populaires et que les classes moyennes supérieures sont marginalisées dans le système russe, c'est un équilibre social différent. Et nous, quand on a des sondages d'opinion, on voit que la majorité de la population est furibarde contre le gouvernement. Et quand on a des sondages d'opinion en Russie, on voit qu'elle est d'accord avec le gouvernement.

Alors je suis en train de travailler sur une hypothèse... bon ce qui définit la démocratie libérale, la vraie, la bonne, celle qu'on veut, celle qu'on aime, c'est à la fois la souveraineté populaire, la représentation de tous, mais aussi la protection des minorités, d'accord, des droits des minorités à l'expression et à certains droits. Et la démocratie autoritaire, ça pourrait être par exemple, un système dans lequel la majorité arrive à s'exprimer, mais où les minorités n'arrivent pas à s'exprimer. Et donc je me demandais si le bon couple c'était pas de décrire nous comme oligarchie libérale et la Russie comme démocratie autoritaire.

Ce serait assez rigolo parce qu'on en arrive là à la conclusion que, ben, ce qui caractéristique de l'oligarchie libérale, c'est que les minorités sont protégées et que, là, c'est la majorité qui n'arrive plus à s'exprimer.  Je ne suis pas complètement sérieux... Et pour dire une autre chose spéculative, que là tout est en train de basculer et, voilà, et bien entendu, les médias sont au cœur du problème.

Tag(s) : #journalisme, #Réflexion, #Actualité, #Russie, #Presse, #Chine, #Etats-Unis
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